Sommes-nous vraiment libres de nos désirs ?!
C’est à l’occasion du Jerk off festival qu’on me parle du Master de sociologie « Genre, politique et sexualité » de Julie, éducatrice et doctorante en sociologie à l’EHESS : « Le paradoxe de la jouissance des femmes en contexte hétéronormatif ». Intriguée par cet intitulé prometteur je la contacte et me retrouve chez elle un matin entre le café et les petits gâteaux. Elle m’explique comment elle a construit son travail.
Julie a mené une enquête qualitative sur un échantillon de 12 femmes franciliennes âgées de 21 ans à 66 ans de niveaux socio-culturels élevés. Son idée était d’interroger la composante sociale du modèle hétérosexuel du point de vue du plaisir et du désir des femmes. Dans une société faite par et pour les hommes. Dans une société où les inégalités entre femmes et hommes sont patentes, comment les femmes apprennent t-elles à jouir ? Comment font-elles pour construire leur désir et leur fantasmes ? Comment peuvent-elles tirer des affects positifs et des plaisirs en situation de domination sociale ?
De quel constat es-tu partie ?
Je suis partie des représentations communes qui sont notamment légitimées à notre époque par le discours médical, ayant emboité le pas d’un discours théologico-mystique historique : la bonne sexualité est hétérosexuelle, monogame, vaginale et procréative. Concernant le désir des femmes, c’est la même chose, il y a un modèle, des « bonnes » façons de jouir. La médicalisation de la sexualité des femmes est intériorisée. Nous nous autocontrôlons. La pilule en est un exemple nous ayant pourtant libéré des grossesses non prévues, (mais, en échos à des normes culturelles globales,) elle nous réassigne néanmoins, a un type de sexualité, plus favorable au plaisir des hommes. La cristallisation de la sexualité sur la pénétration vagino-pénile dans la gynécologie semble oublier le plaisir des femmes et notamment le clitoris.
C’est à partir de ce socle normatif que j’ai engagé ma réflexion. Comment les femmes construisent-elles des affects positifs, dans un système d’inégalités matérielles, économiques, politiques et symboliques entre les deux sexes alors que les imaginaires sexuels à disposition sont produits par et pour des hommes ?
Dans quelle mesure peut-on parler d’apprentissage d’une compétence à prendre du plaisir sexuel ?
Au cours de leur existence, les femmes interviewées distinguent plusieurs étapes de la jouissance comme apprentissage social, et comme pratique de liberté. On peut découper l’apprentissage du plaisir sexuel de façon biographique :
5-8 ans : C’est la période des jeux infantiles. On apprend à mettre des mots sur des sensations agréables. Un de mes interviewée à découvert l’orgasme à cette période en jouant dans un bain avec une cousine.
La présexualité : période correspondant au premier « vrai » baiser » avec la langue, aux caresses plus appuyées sur les seins, les fesses, le torse…parfois masturbation réciproque.
Le 1er rapport sexuel : Il est décrit comme la première pénétration Le rôle des mères est ici de l’ordre de la prévention : il faut prendre la pilule pour ne pas « tomber » enceinte et aussi se protéger des MST. Le plaisir notamment en ce qui concerne les femmes est le grand absent de la socialisation familiale et des discours sanitaires. Les garçons envisagent la sexualité plutôt du coté du plaisir et de la curiosité ce qui correspond à leur injonction sociale. Il en font une expérience personnelle. La responsabilisation n’empêche pas les femmes, notamment celles interviewées, d’avoir ce premier rapport par curiosité du plaisir sans être amoureuses, ni vouloir se mettre en couple, mais cela reste marginal. Les grandes enquêtes sociologiques sur la sexualité (12 000 personnes interrogées en 2008 dans « Contexte de la sexualité en France » édition la découverte) montrent le lien entre sentiment amoureux et premier rapport sexuel pour les filles, bien que l’image de “l’homme de sa vie” semble moins corrélé au premier rapport pour les filles qu’autrefois. Pour les filles c’est plutôt une expérience relationnelle.
La jeunesse sexuelle : Pour les femmes, la recherche active du plaisir demande de dépasser un certain nombre d’interdits intériorisées, et s’autoriser le droit au plaisir. La jeunesse sexuelle c’est l’expérimentation de différents partenaires, de positions, de lieux, l’élargissement du répertoire sexuel, le jeu. Paradoxalement, ce n’est pas le moment où on a le plus d’orgasmes. Il faut du temps et une sorte de maturation liée à l’apprentissage social avant de trouver les partenaires avec qui partager des plaisirs plus intenses. La jeunesse sexuelle est une nouveauté pour les femmes, liée à la vie étudiante (et donc à la scolarisation des femmes). Autrefois seuls les garçons profitaient d’une période de sexualité pré-maritale. Pour les jeunes filles interrogées, cette période d’apprentissage est liée à la recherche de l’intensification de la jouissance.
Aux alentours de 25 ans , l’âge ou les jeunes femmes se mettent en couple, la sexualité de plaisir passe au second plan. Le rapport sexuel a désormais une fonction de maintien du couple. On passe d’une sexualité de désir à une sexualité de service. Cela peut être interprété comme une subordination de la sexualité des femmes au profit des hommes. Les femmes ne le vivent pas forcément comme un désavantage. Elles cherchent la stabilité. Elles mettent leur sexualité au service de la construction familiale. C’est une forme d’annexion de la sexualité des femmes au désir et au plaisir des hommes. Le plaisir sexuel compte moins pour elles.
45 ans : Les femmes plus âgées ont pour certaines plus de vécu (pour d’autres elles n’ont connu que leur époux ou presque) et proposent des récits de parcours variés. Peut alors intervenir, de façon toutefois marginale, la figure de l’amant (réel ou imaginaire) comme alternative au couple monogame. « Aller voir ailleurs » concrètement semble une pratique assez marginale toutefois. Dans l’échantillon étudié il y a une femme mariée depuis 25 ans qui a un amant depuis 23 ans. Elle dit par ailleurs avoir une sexualité épanouie avec son conjoint. D’autres encore se séparent et créent de nouvelles unions dans un renouvellement perpétuel du désir lorsqu’elles sont insatisfaites sexuellement. Une autre reconnait que sur 10 rapports sexuels, elle jouira une ou deux fois, tandis que son mari, pense t-elle, aura 10 orgasmes. dans cet exemple c’est le « faire équipe » conjugal plus que la satisfaction sexuelle qui la satisfait. La sexualité de service peut ainsi durer toute la vie… Les femmes interrogées n’ont pas le même rapport au plaisir : pour certaines c’est important pour d’autres non.
En pratique ça donne quoi ?
On voit donc que malgré des injonctions sociales contraignantes, liées à l’hétérosexualité pénétrative, à la procréation et à l’âge, les femmes arrivent à avoir des marges de manœuvre et de créativité dans leur sexualité. Les femmes jeunes déclarent plus souvent avoir eu des rapports sexuels avec d’autres femmes, elles utilisent plus souvent que les plus âgées des sex toys mais ne semblent pas, dans cet échantillon, avoir recours au porno à des fins masturbatoire. Ceci peut s’expliquer par la production pornographique, industrie masculine « fabriquant » des fantasmes pour les hommes. A ce sujet il est possible de consulter l’ouvrage du sociologue Mathieu Trachman « Le travail pornographique enquête sur la production de fantasmes » aux éditions la découverte. A contre courant, Lucie Delias, doctorante en sociologie, a fait un travail de Master GPS sur la consommation de pornographie par les jeunes femmes. Elle dit qu’il y a un public féminin pour la pornographie mainstream chez les jeunes bien que très minoritaire .
Comment fantasme-t-on et quelles marges de manoeuvre a-t-on face aux normes sociales ?
Pour s’intégrer dans une société et devenir un sujet on doit passer par un processus d’incorporation des normes de la société. La construction des fantasmes est genrée c’est à dire en gros que les hommes et les femmes n’ont pas les mêmes injonctions sociales. Dans la construction sociale des sexes, c’est à dire la construction sociale du féminin et du masculin appelé aussi, le genre, les femmes sont désavantagées. Très tôt dans l’enfance les femmes intérrogées disent avoir des fantasmes de soumission et de disponibilité. (par exemple le fantasme d’être une petite fille fille en vitrine nue à vendre ou à louer). Ces images proviennent de la socialisation en général, les médias divers, les discours, qu’elles entendent autour d’elles. Notre bain culturel est sexiste, mysogyne. et érotise l’infériorisation des femmes. Ces éléments figurent encore l’image de « la pute » comme érotique. Les scénarios intériorisés, sont des scripts intra psychiques ( cf : John Gagnon « Les scripts de la sexualité, essai sur les origine culturelle du désir » édition Payot). Dans certains scénarios, elles peuvent s’imaginer « en putes », le désir des femmes provient alors d’une action sur elles. C’est l’image d’une femme sexuellement disponible, disposée à céder à plus fort que soi et se laisser réduire à l’état d’objet qui est intériorisée et devient moteur de l’excitation. Dans un texte intitulé « Merveilleuse angélique », en référence à Angélique marquise des anges, la série qu’elle regardait dans son enfance, Wendy Delorme, performeuse et universitaire, fait une analyse de ses propres fantasmes. Elle parle d’une “cage mentale” qui a été construite pour son corps par d’autres qu’elle. Certaines féministes parlent “d’imaginaire colonisé” comme Katherine Roussot, citée par Isabelle Boisclair dans «Femmes désirantes, Art, littérature, représentations” aux éditions remue ménage . Ce sont des fantasmes masculins qu’on s’approprie pour construire son propre désir sexuel. En définitive, il s’agit pour les femmes d’incarner le désir masculin. Paola Tabet, anthropologue féministe, parle d’expropriation de la sexualité nous transformant en prestataires de services en contexte oppressif.
Une fois ces normes intégrées nous pouvons composer avec. A l’âge adulte les fantasmes prennent moins la forme de la disponibilité et de la soumission dans les récits récoltés. Les femmes ont incorporé le code social de la désirabilité mais elles en font un usage individualiste. Elles agissent. Dans les scripts adultes il y a une mise en scène du pouvoir des femmes qu’on ne retrouve pas dans les scripts enfants. On peut parler de l’emprise sexuelle des femmes, via l’utilisation des pratiques ou techniques de la séduction. Cependant c’est à double tranchant : ce pouvoir les réassigne à “être un sexe” pour utiliser l’expression de Nicole-claude Mathieu, et non pas à «avoir un sexe».
Peut-on décomposer le principe d’emprise sexuelle ?
L’emprise sexuelle ou pouvoir sexuel c’est plutôt une sorte hypothèse.
L’intériorisation des normes de la désirabilité et son usage, la séduction
Le développement d’une compétence à faire jouir son partenaire
L’usage de la fascination masculine pour la puissance sexuelle des femmes, soit jouir.
Quel serait le moteur de l’excitation ?
Un fantasme, celui d’être “une pute” “une femme fatale”, finalement se conformer à une norme de la désirabilité, provoquer le désir, et non désirer en soi. Le désir nait du désir de l’autre. Marie, raconte par exemple un fantasme, qui est une suite de trahisons et ou figurent tous les clichés possibles, séduire son beau père, avoir des seins énormes, de longs cheveux sortir avec un mafieux, le tromper avec son meilleur pote etc … La trahison est au coeur de ses fantasmes et ce qui l’excite le plus est la certitude de sa désirabilité c’est à dire celle de remplir les attendus “mainstream” de la désirabilité : gros seins, sexe accessible, attitude provoquante, vêtements appartenant autrefois au registre de la prostitution comme lingerie etc…ce sont des construits sociaux très banales qu’on retrouve par exemple dans la pornographie. La figure de “la pute” n’est pas celle qui échange des services sexuels contre de l’argent, comme dans le sens commun, mais plutôt une femme libre d’user de sa sexualité, comme elle l’entend même et y compris dans la trahison. Elle n’appartient à aucun homme. La femme fatale est celle qui utilise sa sexualité pour piéger sa victime au sens commun.
Dans les jeux de couple, dans les pratiques, certains récits mettent en scène la subordination masculine au désir féminin, par exemple dans les jeux ou les partenaires s’attachent à tour de rôle. Les jeux sexuels ne sont pas toujours décrits comme amoureux et font plutôt partie des récits liés à la jeunesse sexuelle. On voit donc que les jeunes femmes apprennent à construire un pouvoir sur le partenaire, une façon d’apprendre à contrôler a minima le corps de l’autre.
Selon Michel Foucault, devenir sujet est un assujettissement aux normes sociales dont il est ensuite possible de s’affranchir, du moins de s’y frayer une marge de manœuvre.
L’image de la pute ou de la salope est celle d’une femme qui exprime et vit sa liberté sexuelle, son désir et son plaisir en dehors de la privatisation de son corps via un époux. La femme libre. Elle est à la fois liberté et stigmate qu’il faut éviter. C’est peut être pour cela qu’on retrouve ces scénarios dans l’intimité et dans les jeux de couple. Jouer à faire la pute est moins dangereux en terme d’opprobre social que se comporter vraiment en “libertine”.
En conclusion ?
Les femmes s’approprient les codes de la désirabilité établis par les hommes afin de construire leur pouvoir sexuel (qui peut aussi être lu comme une aliénation). En contournant les injonctions sociales les femmes produisent de nouvelles normes. Dans les fantasmes, on retrouve éternellement les mêmes clichés et les mêmes images, issues des scénarios culturels à notre disposition. Les femmes s’approprient les fantasmes masculins pour en faire autre chose. Le sujet apparait comme un négociateur de normes.
Le pouvoir dans l’interaction avec le partenaire n’est jamais unilatéral. On peut dire qu’il y a une circulation du pouvoir dans l’interaction ( je t’attache et tu m’attache par exemple). Du coup au terme de ce travail, la domination de genre, la domination masculine apparait moins comme un pré-requis à l’analyse des échanges sexuels du fait de la possibilité pour les femmes de développer leurs marges de manoeuvre, même en contexte oppressif. Toutefois, si le pouvoir circule entre les partenaires les rôles restent genrés : à l’homme la pénétration et le jeu du dominant, à la femme d’être pénétrée et de jouer les vierges effarouchées ou les femmes fatales. Bien sûr il existe d’autres scénarios possibles, les pratiques de domination via des dominatrices professionnelles par exemple mais il s’agit d’un groupe spécifique étudié par ailleurs par le sociologue Gilles Chantraine. Mon mémoire portait sur 12 parisiennes en couple hétérosexuels, des catégories socio-culturelles élevées et ayant accepté de répondre à mes questions. En revanche, même avec un petit échantillon la montée en généralité est possible lorsqu’on considère des processus comme celui de devenir sujet via l’incorporation des normes de sa société afin de construire ses propres marges de manoeuvres.
Du coup à la question initiale : sommes nous vraiment libres de nos désirs ? Il est possible maintenant de se demander : peut-on se libérer de nos désirs socialement construit ? Faut il s’inspirer des scénarios sexuels alternatifs afin de penser d’autres imaginaires sexuels et ainsi déplacer les normes ? Le jerk off ou le what the fuck festival à Paris, la fête du slip à Lausanne, le festival du film porno alternatif à Berlin… autant de portes ouvertes pour se décaler de l’hétéro-normativité et du système de domination que cela contribue à reproduire : une hiérarchie entre les sexes et les sexualités générant des discriminations et des violences ( sexisme, homophobie, racisme, âgisme….)